C’était un temps d’avant. De bien avant que villes et villages ne soient fondés. Il n’y avait même aucune trace de l’homme sur cette terre vierge. Juste quelques animaux qui n’avaient pas conscience de la chance de ne partager le monde qu’entre eux-mêmes. Dans ces jeunes montagnes Vosgiennes paissaient de nombreux troupeaux bovins. Toutes les races étaient représentées, broutant une herbe tendre et généreuse, bien grasse et au parfum savoureux. Chaque génisse avait son tempérament. Les normandes étaient gloutonnes et passaient le reste de l’après midi nonchalamment étendues sur l’épaisse pelouse. Les Limousines se miraient dans les mares, admirant leur robe brune rougeâtre. Coquettes, elles étaient des mères irremplaçables pour leur petits veaux. La Gasconne était dure au mal, robuste et, ma foi, assez grossière lors des repas. Qui n’a jamais vu une Gasconne roter et péter me lance la première pierre! L’Aubrac ne pensait qu’à se maquiller les yeux et possédait un caractère plutôt taciturne. L’Abondance offrait un lait copieux et crémeux. La Montbéliarde, négligée, arborait toujours des taches sur sa robe. La Charolaise, en revanche, tenait toujours à une blancheur éclatante. La Blonde d’Aquitaine était vraiment la bonne copine, d’humeur toujours égale et assez simple dans ses goûts. Il y avait aussi la Salers, qu’il ne fallait surtout pas chercher sinon on la trouvait.

Enfin, bien souvent à l’écart du troupeau se tenait un groupe de vaches qu’aucun signe ne différenciait des autres. Leurs cornes étaient banales, elles n’étaient pas si musclées que ça, courtes sur pattes. Il était difficile de les remarquer tant leur robes étaient si peu originale : elle était uniformément noire. A-t-on déjà vu une vache toute noire? Moquées, méprisées, rejetées par leurs semblables, elles se tenaient à la périphérie du bétail, si bien que des idées de vagabondage leur vinrent assez rapidement. On voyait les vaches partir au petit matin alors que l’ensemble du cheptel languissait sous les pommiers ou somnolaient étendues sur l’herbe trop humide pour être broutée. L’esprit indépendant qu’elles cultivaient s’affermissait de jour en jour, lune après lune. Un jour, le groupe s’aventura au-delà de la forêt où le reste du troupeau ne pointait même jamais le bout de son mufle. Ce fut une révélation. Oui, il y avait bien un monde au-delà de la lisière de la forêt. Ce qu’elles virent les enchanta au-delà de toute limite. Des pâturages vierges, des chaumes aux herbes ballottées par un vent inconnu. Hardies et curieuses, elles reprirent leur chemin dès l’aube. N’étant point distraites comme peuvent l’être les vaches ordinaires, elles avancèrent rapidement jusqu’au point atteint la veille. L’herbe était meilleure, plus tendre et aux relents parfumés mais surtout, le pâturage était idéal parce que les autres ne pouvaient le brouter. Elles progressèrent encore et encore. Elles s’égaillèrent toute la journée, remplissant leurs poumons de vache d’un air pur et tonique. Le lendemain, elles quittèrent à nouveau les étages inférieurs pour retourner dans cet inattendu paradis. Elles arpentèrent, sillonnèrent, flânèrent et ne virent pas le soir venir. Pourquoi redescendre si c’est pour devoir remonter demain? Ainsi naquit l’idée de vivre sur ces pâturages. Mais la curiosité pousse toujours les êtres audacieux à aller plus loin, plus haut. Au delà des chaumes aux herbes sèches, s’élevait un pierrier suivi d’un univers minéral et de quelques taches blanches juste un peu délavées. Les vaches n’avaient jamais vu la neige et elles furent toutes ébahies de fouler de leur sabots cet amas pâteux et bien frais. Ici, on respirait mieux, l’air était plus vif, le soleil plus éclatant, l’herbe plus rare mais davantage savoureuse. Tant de nouveautés les grisaient.

Un matin, elles s’éveillèrent blanches comme des charolaises. Elles prirent peur car, après tout, ce n’étaient que des vaches. Dans leur affolement, elles s’ébrouèrent comme des chiens tout juste sortis de l’eau et la fine pellicule de neige disparut aussitôt, laissant ressortir davantage leur robe ébène. A mesure que les jours passaient, la couche de neige nocturne augmentait, la température de la journée baissait. Bientôt la neige recouvrit définitivement l’herbe rare. Le froid s’intensifia. Chaque matin, la neige gelait sur leur dos. Lentement, jour après jour, ce paradis se transformait en enfer. Un enfer de glace et de gel. L’air si pur jusque là, devenait une prison glacée. A chaque respiration, il leur semblait qu’un chalumeau brûlait leurs poumons. Elles renoncèrent à ce paradis perdu et, un jour plus glacial que les précédents, elles décidèrent de redescendre dans la vallée, retrouver leurs camarades. Elles franchirent la forêt et débouchèrent sur les prés encore verts en contrebas. L’ambiance était douce et le sol d’une mollesse qu’elles avaient fini par oublier. Le troupeau entier les regarda apparaître dans un grand étonnement, comme seules savent l’exprimer des vaches hébétées. Alors, elles se regardèrent les unes les autres et constatèrent que leur terne robe noire avait été saupoudrée d’une cape blanche sur le dos, laissant seuls leurs flancs sombres. Elles avaient tellement subi d’averses de neige puis transies par le gel que la blancheur s’était fixée, cristallisée sur leur cuir comme un tatouage. Depuis, la race Vosgienne, intrépide et curieuse, a gardé ces marques de témérité : elles ont toutes le dos et une partie supérieur des flancs recouverts de la blancheur nivéale.

(Légendes de la Forêt Vosgienne – Hervé Thro)